6 – FANTÔMAS EN PRISON

Il était trois heures de l’après-midi, et, suivant l’invariable emploi du temps arrêté une fois pour toutes pour les prisonniers, Fantômas avait encore près de deux heures à rester seul dans sa cellule avant que les gardiens ne vinssent le chercher pour accomplir la promenade quotidienne dans le préau. Fantômas était seul et, assis sur le lit de camp qui garnissait le fond de son cachot, rêvait, mélancoliquement.

Quelles étaient au juste les réflexions du Génie du Crime ? À quoi pouvait-il penser ? Quels regrets, quels remords pouvaient hanter son esprit en cet instant, où, peut-être, plus que jamais, il se rendait compte de la formidable audace qu’if avait eue en se livrant à Juve ?

Les murs de la prison, épais, impénétrables, semblaient peser sur lui d’un poids écrasant. Par moments, il se prenait le front à deux mains et il soupirait alors profondément, emplissant sa poitrine d’air, comme s’il eût eu brusquement l’impression qu’il étouffait et qu’il allait mourir misérablement, là, dans ce cachot où sa volonté seule l’avait conduit. Puis, Fantômas paraissait réagir, il se levait, il marchait de long en large, il détirait ses bras dans un geste féroce, ses yeux lançaient des éclairs, un sourire menaçant glissait sur ses lèvres. Il était évident qu’il roulait de formidables pensées, qu’il méditait de terribles desseins.

La journée, pourtant, se traînait interminable. Elle était semblable à la journée qui l’avait précédée. Elle ressemblerait sans doute au lendemain qui devait la suivre.

Occupé à étudier le dossier formidable des affaires de Fantômas, Germain Fuselier ne convoquait pas encore le bandit. Celui-ci demeurait donc isolé, au secret, au fond de sa cellule, et le temps était plus long pour lui qu’il ne l’eût été pour n’importe qui. Il avait besoin d’action, car, par moments de violentes colères faisaient bouillonner le sang dans ses veines.

— Que fait Juve ? murmurait Fantômas. S’inquiète-t-il de lady Beltham ? Va-t-il me venger ? Va-t-il la venger ?

Cet homme, dont le nom seul évoquait les pires éclats, cet homme qui n’avait reculé devant aucune horreur, qui avait tout plié au gré de ses caprices, qui avait auréolé son nom d’une sanglante renommée, qui s’était haussé à une quasi-toute-puissance, apparaissait alors de courtes minutes, vaincu, déchu, incapable de se défendre.

Mais ces instants d’abattement ne duraient pas.

Qui l’eût observé attentivement eût deviné qu’il s’inquiétait surtout de sa fille disparue, de sa maîtresse assassinée et que son propre sort lui était indifférent.

Fantômas souffrait moralement, connaissait les angoisses nées de ses sentiments affectifs ; il n’avait pas l’air de mesurer l’étendue du danger où il se trouvait en ce moment.

Fantômas pris, Fantômas incarcéré dans l’une des cellules les mieux fermées de la Santé avait les mêmes préoccupations qu’il eût eues étant libre, et il n’en avait point d’autres.

Or, comme le quart venait de sonner à la grande horloge placée au centre des bâtiments pénitentiaires, Fantômas brusquement se redressa ; il prêta l’oreille une seconde, il écouta avec attention le bruit de pas qui résonnait le long du couloir et paraissait se diriger vers son cachot.

À peine avait-il prêté l’oreille qu’il sourit et murmura :

— Allons, voici une visite pour moi. C’est mon excellent défenseur qui vient me voir.

La porte du cachot s’ouvrit, et peu de temps après, en effet, Me Faramont en personne, l’illustre bâtonnier, était introduit auprès de son client.

— Maître, déclarait le gardien, puisque vous avez obtenu une permission de communiquer en cellule, et non pas au parloir, je vous rappelle les usages. Quand vous désirerez quitter votre client, vous n’aurez qu’à frapper trois coups à la porte. On viendra immédiatement vous ouvrir et vous reconduire.

— Parfait, mon ami.

Me Faramont remerciait le gardien d’un geste, et se tournait, un sourire cordial éclairant son visage, vers le terrible assassin qu’il devait défendre.

Me Faramont avait déjà vu Fantômas.

Déjà il s’était rendu à la Santé pour lui annoncer qu’il faisait droit à sa demande, et qu’il acceptait d’assumer sa défense aux Assises. Toutefois il n’avait pas encore entretenu le Génie du Crime de sa cause et c’est pourquoi il était venu ce jour-là, causer avec lui, à la Santé, afin d’étudier le système le plus favorable à adopter pour tâcher d’apitoyer le jury lors des assises.

Me Faramont jeta donc sur Fantômas un coup d’œil inquiet. Le digne avocat n’était pas, en effet, sans une certaine émotion à la pensée qu’il se trouvait seul face à face avec le redoutable bandit.

Trente ans de sa vie il avait plaidé au Civil et il était tout ému à l’idée qu’il aurait à prendre la parole dans la grande salle des Assises.

— Mon cher client, commença Me Faramont, en se frottant les mains par contenance, je suis très heureux de vous voir, j’ai vraiment beaucoup de choses à vous dire.

— Mon cher maître, répondit Fantômas, croyez bien que j’éprouve aussi un vif plaisir à me trouver en face de vous. Comme le disait une vieille chanson que j’ai entendue jadis au Crocodile :

On ne s’amuse guère en prison.
Mais les visites sont agréables.

Fantômas quitta le ton badin pour s’empresser auprès de l’avocat.

— Mais asseyez-vous, dit-il en désignant l’escabeau de bois qui se trouvait le long du mur attaché à la muraille par une chaîne. Asseyez-vous donc, mon cher maître, et donnez-moi votre serviette là. Je regrette de ne pouvoir mieux vous installer, mais à la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas ? Vous aviez beaucoup de choses à me communiquer, disiez-vous ?

Me Faramont était à ce moment complètement ahuri. Il ne comprenait rien à l’aisance dont l’assassin faisait preuve et son calme le stupéfiait réellement.

— Oui, oui, répondait l’avocat, dominant avec peine son trouble, j’ai beaucoup de choses à vous dire, mais tâchons de procéder par ordre. Ah, voici qui est intéressant, j’ai pu, hier matin, me faire communiquer par M. Fuselier quelques pièces émanant du Parquet. Il en résulte mon cher client…

— Oh maître, faisait-il sur un ton de reproche, vous allez me parler de mon affaire ?

— Dame, sans doute.

— C’est bien ennuyeux, cher maître.

— Ah !

— Oui, c’est bien ennuyeux, reprenait Fantômas toujours souriant, mais enfin s’il le faut, disons-en quelques mots.

— Quelques mots, protesta encore Me Faramont, mais vous n’y songez pas ! Il faut absolument que nous travaillions toute la journée et très dur. Quelques mots ! Mais sapristi vous ne vous doutez donc pas du nombre de crimes qui vous sont reprochés ?

— Si, si, affirma Fantômas toujours souriant, je ne m’illusionne pas là-dessus, mais ce sont des affaires si monotones. Et puis, je sais si bien ce que j’ai à répondre. Et puis, c’est si inutile, tout ce que nous allons dire.

— Sapristi si vous m’avez pris pour avocat, Fantômas, c’est j’imagine que vous me chargez du soin de votre défense. Or, comment voulez-vous que je vous défende si je ne sais pas exactement… ?

— Vous vous trompez, il n’est nullement question de me défendre.

— Pourquoi ?

— Mais assurément, mon cher maître, il ne s’agit pas de me défendre. Voyons, dois-je apprendre à un grand logicien comme vous qu’il serait puéril, de ma part, de vouloir me défendre ?

Et comme Me Faramont demeurait muet, Fantômas achevait :

— Il faut être raisonnable mon Dieu, or voici des choses raisonnables. Je me suis livré tout seul, maître Faramont, volontairement, librement, parce que cela me plaisait. Donc, et je vous prie de remarquer ce mot d’une grande importance, donc si je me suis livré, je dois supporter les conséquences de la décision que j’ai prise en me livrant. Si je ne supportais pas ces conséquences ou plutôt si je prétendais ne pas les supporter, j’agirais comme un imbécile. Par conséquent…

— Mais de ce train-là, clama encore Me Faramont, personne n’arrivera à vous sauver, c’est un verdict certain de culpabilité, c’est la peine de mort qui vous attend.

L’avocat s’était levé, il suait à grosses gouttes ; il pensa s’évanouir de stupéfaction en entendant Fantômas lui répondre avec un parfait sang-froid :

— Oh tranquillisez-vous, mon cher maître, je ne laisserai pas les choses aller jusque-là.

— Vous dites ?

— Je dis, reprenait Fantômas, que je n’attendrai point d’être condamné à mort, je prétends d’ailleurs que j’agis toujours logiquement. Je me suis livré tout seul, vous disais-je tout à l’heure, eh bien, mon cher maître, je m’acquitterai tout seul.

— Vous vous acquitterez ?

— Ou je signerai ma grâce.

— Vous signerez votre grâce ?

— Enfin, je m’arrangerai pour partir de cette prison et ce sera là, vous le reconnaîtrez, l’essentiel.

Fantômas parlait avec un grand calme, il semblait sûr de ce qu’il annonçait.

Me Faramont, comprenant de moins en moins l’énigmatique attitude de son client, finit par lui demander :

— Vous semblez bien certain de votre salut et pourtant vous dites des énormités. Avez-vous donc un moyen indiscutable d’obtenir votre liberté ?

— Peut-être.

— Vous prétendez prouver votre innocence ?

— Je prétends sortir d’ici. Je partirai d’ailleurs quand il me plaira.

— Voyons, voyons, il n’y aurait pour moi qu’une façon de comprendre ce que vous affirmez, peut-être n’êtes-vous pas Fantômas. Vous êtes un homme quelconque, cherchant à dissimuler son identité ? Hein, c’est cela ? Vous invoquez une erreur de personne. C’est parce que vous n’êtes pas Fantômas, que vous prétendez sortir d’ici quand bon vous plaira ?

Mais Fantômas éclata de rire.

— Non, mon cher maître, répondit-il, c’est au contraire parce que je suis Fantômas, que j’agis comme je vous le dis ! Laissons cela. Nous ne serons morts, maître Faramont, ni vous, ni moi, il faut l’espérer, avant quelque temps, donc nous saurons comment tout cela finira. Il sera temps alors de nous en occuper. D’ailleurs, j’ai bien des choses à vous dire, maître Faramont. Et tout d’abord, j’ai une petite question à vous poser. Le groupe en pâte tendre que vous exposiez récemment aux Arts Décoratifs, était-il véritable, ou bien était-ce simplement une copie ? J’ai noté de curieuses différences entre les dessins de l’artiste et son œuvre.

— Vraiment ? Vous connaissez cet objet et vous savez quelle polémique il a occasionnée ?

— J’avoue que je ne crois pas à l’authenticité.

Me Faramont leva les bras au ciel :

— Allons dons, mais elle ne fait pas de doute tant elle est certaine, absolue, irréfutable.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Écoutez-moi bien…

Et, perdant de vue complètement la situation où il se trouvait, causant avec Fantômas dans la prison de la Santé, Me Faramont entreprit de développer tous les arguments qu’il avait patiemment recueillis pour prouver l’authenticité du groupe en pâte tendre.

Or, plus Me Faramont s’emballait à discuter, plus Fantômas faisait preuve d’une érudition à la fois exacte et précise.

Si le vieil avocat connaissait fort bien la porcelaine, Fantômas ne la connaissait pas moins bien que lui. Il la connaissait peut-être mieux même, car il finit par déclarer :

— Maître Faramont, vous vous trompez, et, dès que je serai libre, je vous le prouverai de façon indiscutable. J’ai quelque part, dans mes cartons, le dessin du groupe que vous possédez. Vous pourrez comparer et vous verrez.

— Vous comptez donc toujours sortir ? demanda l’avocat.

Mais Fantômas ne lui laissa pas le temps d’achever sa phrase :

— Et qu’exposerez-vous, demandait-il, aux « Internationaux » de Bagatelle ? Quelques jours avant mon arrestation, je lisais, mon cher maître, que l’on comptait sur vous pour le prêt d’un tableau constituant, paraît-il, le clou de votre collection.

— C’est exact, c’est très exact. Oh, je vois que j’ai affaire à un connaisseur. Vous êtes assurément aussi connaisseur que moi, car il n’y a vraiment que les amateurs sérieux à suivre les manifestations de Bagatelle.

— En effet, répétait Fantômas en souriant, j’aime beaucoup les arts, mais vous ne m’avez pas répondu. Qu’exposerez-vous ?

— Un véritable chef-d’œuvre, mon cher ! Le Pêcheur à la ligne, de Rembrandt.

— Fichtre !

Et il écouta Me Faramont se répandre en paroles d’admiration :

— C’est un tableau merveilleux, disait l’avocat. Je l’ai eu par une chance inouïe, à un prix abordable, mais en ce moment, à coup sûr, il vaudrait pour le moins de cinq à six cent mille francs. Et encore la valeur marchande ne serait pas la valeur artistique. Il y a là-dedans une lumière, un modelé… Ah, c’est admirable, en tout point !

— J’irai voir cela, affirma Fantômas.

Mais, à ces simples mots, Me Faramont perdit tout à coup son enthousiasme :

— Vous irez voir mon tableau ? disait-il enfin. Mais voyons, vous ne parlez pas sérieusement… l’exposition de Bagatelle sera ouverte dans moins de quinze jours, par conséquent…

— Eh bien, je m’arrangerai pour être libre dans quinze jours.

— Vous n’êtes donc pas Fantômas ?

— Pardon, je suis Fantômas.

— Alors, vous ne pouvez pas espérer être libre ?

— Si.

— Vous n’êtes pas Fantômas ?

— Je vous prouverai le contraire.

— En tout cas, remarqua-t-il, je vous tiens pour un amateur très éclairé.

— Vous êtes trop gracieux. Je ne suis rien auprès de vous. Mais j’ai eu grand plaisir à causer d’art avec vous ; dès que je serai libre, mon cher maître, je vous demanderai d’aller visiter vos collections.

Or Fantômas avait beau parler avec une parfaite bonne grâce, couvrir d’éloges Me Faramont, celui-ci, en dépit du plaisir qu’éprouve toujours un collectionneur à faire admirer à un connaisseur les trésors de sa collection, se souciait fort peu évidemment d’inviter son énigmatique interlocuteur chez lui.

Il allait donc chercher une phrase équivoque, tâcher une fois encore de détourner la conversation et de forcer Fantômas à parler de son procès lorsqu’un coup discret fut frappé à la porte de la cellule. Un bruit de verrous retentit alors, un gardien apparut :

— Maître, disait le porte-clés, s’adressant au bâtonnier, voici l’heure de la promenade. Désirez-vous demeurer plus longtemps avec votre client ou dois-je le conduire au préau ?

L’intervention était opportune. Me Faramont se leva précipitamment.

— L’hygiène avant tout, déclara-t-il. Je ne voudrais pas vous priver d’une promenade.

— Mais j’aurai grand plaisir à demeurer encore quelques instants avec vous.

— Non, non, je reviendrai.

— Vous me le promettez ?

— Certes.

En vérité, les deux hommes se quittaient comme se fussent quittés deux amis.

Cependant, tandis que Me Faramont, absolument abasourdi par la façon dont l’avait reçu son extraordinaire client, s’éloignait le long des couloirs de la Santé, guidé par un porte-clés, un autre gardien poussait Fantômas vers les préaux où les prisonniers, maintenus en détention provisoire, pouvaient se promener par groupes de dix un quart d’heure chaque après-midi.

— Allons, dépêche-toi, ordonnait le gardien et ne fais pas l’imbécile comme hier. Tache de profiter du quart d’heure de liberté que tu as pour te dégourdir les jambes.

La veille, en effet, Fantômas avait refusé de sortir, prétextant qu’il était fatigué. Ce jour-là, au contraire, il ne devait faire aucune difficulté.

À peine Fantômas, en effet, était-il arrivé dans les préaux réservés à la promenade des prisonniers, qu’il commença sa promenade circulaire, marchant à grands pas et semblant très attentivement regarder les autres détenus qui, comme lui, marchaient silencieusement.

Or, Fantômas n’avait pas traversé dans toute sa largeur le préau que, soudain, un sourire s’esquissait sur ses lèvres. Il s’approcha sans affectation d’un homme qui portait le costume des détenus.

Très bas, sans que personne, même parmi ses voisins immédiats, eût pu entendre ses paroles, Fantômas interrogea cet homme.

— C’est toi, le Gréviste ?

— C’est moi, patron.

— Bien. As-tu fait ce que l’on t’a commandé ?

— Naturliche, patron. Mais je commençais à trouver le temps long.

— Pourquoi ?

— Vous m’étiez annoncé depuis quinze jours.

— Je n’ai pas pu venir plus tôt.

À ce moment, ils arrivaient tous deux à l’extrémité de la cour, et force leur était de passer tout près de l’un des, gardiens qui stationnait le long de la muraille, revolver au poing, surveillant la promenade des condamnés, prêt à réprimer la moindre tentative de révolte. Ils se turent, puis, ayant dépassé l’homme, Fantômas et son mystérieux interlocuteur recommencèrent à s’entretenir :

— Je n’ai pas pu venir plus tôt, continuait Fantômas, et précisément j’étais ennuyé en songeant que tu m’attendais. Mais me voici. Tu t’es fait arrêter sans peine ?

— Oui, patron. Sans peine aucune.

— Pour quel motif ?

— Injures aux flics.

— Très bien. Cela n’est pas trop grave. T’as ramassé combien ?

— Six mois.

— Très bien encore. Dans quel atelier es-tu ?

Mais celui que Fantômas avait appelé le Gréviste parce qu’il était ainsi surnommé dans le monde de la pègre en raison de l’ardeur avec laquelle il défendait toujours les grèves de tous les métiers possibles, et cela sans avoir jamais lui-même bien régulièrement travaillé, ne répondit point.

D’un imperceptible froncement de sourcil, il venait de renseigner Fantômas, l’invitant au silence. Il n’y avait pourtant près d’eux que d’autres condamnés, d’autres détenus du moins.

Fantômas cependant ne se trompait point à la recommandation qui lui était faite. Il demeura silencieux et, ce n’est qu’au bout de quelques minutes, qu’il reprit la parole.

— Il y avait un mouchard, le Gréviste ?

— Pis que cela, patron, un mouton [7].

— Montre-le-moi.

— Celui qui tourne là-bas, près de la fontaine.

— Bien, merci, je m’en méfierai.

Fantômas avait froncé les sourcils, il se reprit à sourire :

— Je te demandais à quel atelier tu étais ?

— Au cent treize.

— Je croyais que les détenus de ton espèce n’étaient pas occupés ?

— On a fait une exception pour moi, patron. Je me suis bien conduit et j’ai obtenu cette faveur sous le prétexte que je voulais grossir ma masse [8].

— Très bien encore, approuva Fantômas. Tu n’as pas oublié les recommandations que je t’ai données ?

— Non, patron.

— Alors, tu m’obéiras quand il le faudra ?

— Bien entendu. C’est pour bientôt ?

— Dans trois jours, je pense.

— Va pour dans trois jours. Seulement, il y a une chose que je voudrais te demander, Fantômas.

— Laquelle ? Parle.

— Vois-tu un inconvénient à ce que je profite du truc pour salir un gardien, le gardien de la relève ? Celui qui passe là-bas, une rosse.

Fantômas, à la demande qu’on lui faisait, demeurait quelque temps silencieux. Il semblait réfléchir, puis il interrogea :

— Que veux-tu faire à cet homme ?

— Cric et crac.

— Eh bien, je ne veux pas.

— Oh patron ?

— Non. C’est moi qui me charge de son affaire.

— Vous le tuerez, patron ?

— Que t’a-t-il fait ?

— Il m’a supprimé trois rations pour des blagues que je n’avais pas commises.

— Eh bien, Gréviste, je te défends de toucher à cet homme, je me charge de le punir.

— C’est que j’aimerais beaucoup mieux opérer moi-même.

Or, Fantômas à ces mots tapa du pied :

— Assez. Suis-je le Maître ?

Il allait ajouter d’autres paroles lorsqu’un roulement de tambour retentit dans les préaux. Il marquait la fin de la promenade des détenus.

Fantômas rapidement alors se rapprocha du Gréviste.

— Encore deux mots, dit-il. Ne fais rien sans un ordre de moi et fais en revanche tout ce que je t’ordonnerai. Si je suis content de toi, Gréviste, plus tard, je te récompenserai. À demain ici et à dans trois jours.

— À dans trois jours.

Les deux hommes se séparèrent. Docilement, Fantômas suivit les gardiens qui le reconduisirent vers sa cellule. Il avait si habilement entretenu le Gréviste et si habilement celui-ci lui avait répondu, que nul, parmi les gardes-chiourme, n’avait deviné leur conversation.

***

Ce même soir, tandis que Fantômas dans sa cellule réfléchissait profondément à l’entretien qu’il avait eu avec Me Faramont d’abord, avec le Gréviste ensuite, Juve recevait Fandor chez lui. C’était Juve qui avait ouvert la porte de son appartement et il secoua cordialement la main de Jérôme Fandor qui, de son côté, ayant grimpé quatre à quatre les étages du policier, haletait.

— Eh bien, Fandor, demandait Juve, quoi de neuf ?

— Ah non, ne recommencez pas vos manières, Juve. Ne vous amusez pas aujourd’hui encore à me faire languir. Ce n’est pas à moi qu’il faut demander ce qu’il y a de neuf, c’est à vous ! Pourquoi votre dépêche ? Qu’avez-vous appris ?

« Viens d’urgence, avait télégraphié Juve, j’ai besoin de toi. »

Mais Juve, maintenant, paraissait ne plus du tout se rappeler qu’il y avait urgence à entretenir Fandor. Pourtant, comme le jeune homme lui répétait encore, véritablement furieux : « Pourquoi avez-vous besoin de moi, nom de Dieu ? », Juve finit par se départir de son calme.

— Lis cela, dit-il, et tâche de comprendre.

Il tendit à Fandor une lettre que le journaliste dévora des yeux en devenant très pâle.

Elle n’était pas longue, écrite d’une écriture que Jérôme Fandor reconnut immédiatement :

— Hélène, s’écria-t-il. Juve, c’est Hélène qui vient de vous écrire, et il lut à haute voix la seule phrase que la fille de Fantômas avait adressée au policier.

Juve, prenez garde, prenez grand-garde, prenez garde à vous, prenez garde à Fandor.

Elle n’avait point signé, elle n’avait rien ajouté.

— Mais qu’est-ce que cela signifie ? Pourquoi faut-il que nous prenions garde ? À quoi faut-il que nous prenions garde ?

Juve lentement avança un siège et s’assit en face de son ami :

— Ma foi, Fandor, tu devines bien, j’imagine, que si je t’ai fait venir, c’est précisément pour que tu m’aides à réfléchir là-dessus. Cette lettre est d’Hélène, cela c’est incontestable, et Hélène nous dit de prendre garde, mais prendre garde à quoi, à qui ? Ah, Fandor, tu ne peux pas savoir comme cela me préoccupe. Cela me fait d’autant plus peur même, que Fantômas est en prison, je ne peux donc pas comprendre l’avis extraordinaire que nous envoie sa fille.

— Pourquoi ?

— Mais triple imbécile, parce que plus je réfléchis, et plus il me semble qu’il n’y a qu’une seule chose à quoi nous puissions prendre garde, et c’est à l’évasion de Fantômas.

Juve se taisait, attendant une réponse de Fandor, mais Fandor à son tour demeurait silencieux.

Le jeune homme, au comble de l’émotion, ferma les yeux et fronçant les sourcils, plissant le front, médita en silence.

— Juve, déclara enfin Fandor ayant lu et relu plus de cent fois l’intrigante lettre d’Hélène, cette lettre en apparence inachevée que la fille de Fantômas avait écrite, Juve, il est inadmissible qu’Hélène nous avertisse si elle sait que son père médite de s’évader. Une évasion de la Santé est impossible, d’abord, et puis ensuite, je suis sûr qu’Hélène, et je le comprends et je l’approuve, quelque coupable que soit son père, ne voudrait jamais le trahir et l’empêcher de retrouver sa liberté. Non, Juve, c’est d’autre chose qu’il faut nous méfier. Il faut trouver un autre danger à éviter. Voyons, mon vieil ami, il n’est pas possible que toute votre habileté soit en défaut, puisque ce n’est pas à l’évasion de Fantômas qu’il faut prendre garde, c’est à autre chose. Vous ne devinez pas à quoi ?

Juve, à ces mots, se levait, il avait son air résolu des moments de grande bataille :

— Fandor, répondit-il, je devine bien un peu à quoi il faut prendre garde, mais c’est effrayant.

— À quoi donc ?

— À tout.

Et en disant cela le policier assenait un coup de poing furibond sur son malheureux bureau, qui n’en pouvait mais.